Lorsque Netflix décide de produire Beasts Of No Nation, son premier film, le service de VOD vise haut. Il demande à Cary Joji Fukunaga, réalisateur de la saison 1 de la série True Detective, de prendre les commandes de l’aventure, et parvient à convaincre Idris Elba de tenir l’un des rôles principaux d’un film sans autres stars et au sujet difficile : les enfants soldats embourbés dans des conflits dont ils ne comprennent ni les tenants ni les aboutissants.
Adapté d’un roman de l’écrivain nigérian Uzodinma Iweala, Beasts Of No Nation raconte l’histoire d’Agu brutalement arraché à une famille dispersée par la guerre, et capturé par un chef rebelle qui l’ajoute à sa garde rapprochée constituée principalement de jeunes enfants qu’il amadoue, domine, terrifie pour mieux les transformer en tueurs à sa solde. La caméra de Cary Fukunaga ne quitte jamais le point de vue d’Agu. Elle s’adapte à la hauteur et aux mouvements de l’enfant, et nous entraîne à sa suite dans la jungle, les camps rebelles, entre les factions rivales, au coeur des combats. Le contexte, les forces en présence, le pays, l’époque : de tout ceci, on ne saura rien. Nous sommes exactement dans la position d’Agu, contraint, pour survivre, de s’adapter à une réalité qui, si elle lui échappe complètement, n’en est pas moins bien réelle.
Cette cohérence narrative, ponctuée par la voix off de l’enfant qui a posteriori porte un jugement sombre sur ses actes, doit faire saisir au spectateur les mécanismes psychologiques et émotionnels en jeu dans l’esprit de celui qui, seul, sans parents, trouve une sorte de famille de substitution qui le nourrit et le protège tout en lui apprenant à jouer à la guerre, avec tout ce que cela implique de violences, de morts, de tortures, de viol, de trahison. Et la grande force de Beasts Of No Nation, c’est malgré tout d’éviter tout pathos. Si le spectateur éprouve forcément une certaine empathie pour cet enfant dont il va excuser en partie les actes atroces commis sous l’emprise du chef rebelle, la corde du sentimentalisme n’est jamais activée par un réalisateur qui préfère garder une certaine distance avec son sujet et ne jamais donner son propre point de vue. Ce n’est ainsi pas un film à charge, mais une tentative d’appréhender ce qui peut conduire un humain à se comporter comme une bête. Et de comprendre un peu mieux la manipulation dont peuvent être victimes les enfants dont les jouets tirent à balles réelles.
Ce très beau film, diffusé en streaming depuis le 16 octobre dernier pour les plus de 65 millions d’utilisateurs de Netflix dans le monde, a également bénéficié d’une (très modeste) sortie en salle aux Etats-Unis. En vue : la course aux Oscars qui stipule que seul une œuvre cinématographique exploitée dans un circuit de distribution traditionnel peut concourir. Si l’on en croit la critique, unanime, Beasts of No Nation aurait toutes ses chances. Et pose une question pour le moment sans réponse : après avoir révolutionné l’accès aux séries (qu’on ne peut plus appeler télévisées), Netflix parviendra-t-il également à faire bouger les lignes dans un secteur aussi réglementé que celui du cinéma ? Le service de VOD a métaphoriquement lancé les hostilités avec un film de guerre, et sont d’ores et déjà prévus pour 2016 la suite de Tigre et Dragon, et War Machine avec Brad Pitt dans le rôle principal… Affaire à suivre.
Beats Of No Nation, de Cary Joji Kukunaga, avec Idris Elba et Abraham Attah (Agu), est disponible depuis le 16 octobre 2015 sur Netflix. Musique du film disponible sur Spotify.